Extraits du Livre des Rois de Vérité (Shâhnâmeh-ye Haqiqat)
Infidélité du monde
Oui, j’ai de quoi me plaindre de ce monde qui tourne
Du bruit, de la clameur qui monte pendant qu’il tourne
Monde qui va de travers, monde trompeur, changeant
Qui tantôt monte et tantôt redescend
Que pourrais-je bien dire de ce monde voûté
Qui tantôt est si beau et tantôt est si laid
À l’un il donne la gloire et la fortune
Et l’élève plus haut encore que la lune
À l’autre, il donne le sang comme seule nourriture
La terre et la boue comme lit de fortune
Il donne à l’un la joie, la fête et le bonheur
Et il condamne l’autre au deuil et au malheur
Mais quelle est donc l’énigme de ce monde ancien
Qui fait gémir les hommes et les femmes aussi bien
Monde à l’envers, monde funeste
Monde destructeur qui fait que rien ne reste
Qui lacère le cœur de l’espace et du temps
Douleur en eux à l’œuvre incessamment
Le monde est recouvert de rouille et de poussière
Les mois et les années rabougris de froideur
Ô combien de prophètes porteurs de lumière
Combien de saints aux illustres carrières
Combien de souverains aux noms si glorieux
Combien de sages aussi, héroïques et fameux
Et combien de mystiques les yeux rivés sur Dieu
Dans le désir brûlant, ô combien d’amoureux
Combien d’hommes et de femmes, de tout temps
Combien d’entre eux, des petits et des grands
Sont venus en ce monde pour y être éprouvés
Et tous, un jour, ils ont dû le quitter
Dans ce monde, aucun n’a trouvé de bonheur
Ils n’y trouvèrent rien que tumulte et fureur
Tous, en venant ici, de douleur ont souffert
Personne n’échappe au piège de ce monde éphémère
De mille maux est suivi le bonheur d’un instant
Un long deuil succède à la fête d’un moment
Dans ce monde aucun vœu ne peut être exaucé
Dans ce monde aucun nœud ne peut être dénoué
Celui qui quelque temps à cheval est resté
Le reste de son temps, à pied, il a marché
Personne n’a vu ici la moindre stabilité
Ce monde ne donne rien que l’infidélité
Tantôt automne, tantôt printemps
Les choses vont ainsi depuis la nuit des temps
On voit à chaque instant qu’il change ses couleurs
Qu’il ne donne rien d’autre enfin que la douleur
Beaucoup ont ici passé leur chemin
Ils gisent sous la terre ayant vécu en vain
Et toi, ô mon cœur, par ce monde si vieux ne te laisse pas surprendre
Car il sait bien comment dans son piège te prendre […]
De l’homme ne reste à la fin que son nom
On se souvient de lui comme mauvais ou comme bon
Au juste restera pour toujours, sa justice
Jusqu’à la fin des temps, l’injuste subira l’injustice
Applique-toi au bien, mon âme, tant que tu peux
Car seul le bien te sauvera ici et dans les cieux
Il restera de toi comme souvenir ici
Il sera ton bonheur, là-bas, au Paradis
Poème publié dans Orient, Mille ans de poésie et de peinture, Diane de Selliers éditeur, 2004
Traduction : Leili Anvar-Chenderoff, maître de conférences en langue et littérature persane à l’Inalco.
L’union à Dieu (v.806-816)
Quiconque a pour désir de s’unir à l’Aimé
Obéit aux préceptes que Dieu a énoncés
Il devient pour toujours intime du Dieu Vrai
Des deux mondes enfin, il se sent libéré
Car celui qui aspire au paradis du Vrai
Aura pour paradis la lumière Vérité
Dans son cœur cette lumière se mettra à briller
Il sera éclairé par cette Essence vive en lui manifestée
Et verra la vie éternelle dans la lumière de l’Aimé
Pour toujours, il rejoindra le Dieu Vrai
Mais celui qui désire un paradis factice
N’aura que le néant, si céleste soit-il
Car il y a en ce monde deux sortes de paradis :
L’un Éden éphémère, l’autre Éden éternel
L’Éden éternel appartient aux hommes vrais
A ceux qui sont justes et bons en vérité
L’Éden éphémère est le lot des indignes rejetés
Dans le courroux de la divinité
Car quiconque demande l’éphémère en ce monde
De la survie divine, en l’autre monde sera privé
Traduction : Leili Anvar-Chenderoff, maître de conférences en langue et littérature persane à l’Inalco.